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L'élargissement de l’Union Européenne à la Turquie

La relation entre la Turquie et l’Union européenne, complexe et multifacette, revêt une importance capitale tant sur le plan national que sur le plan européen, compte tenu des implications géopolitiques, économiques et culturelles qu’elle engendre. Depuis les premières tentatives d’intégration jusqu’aux négociations d’adhésion actuelles, cette dynamique a été marquée par une série de hauts et de bas, reflétant les défis inhérents à la convergence des intérêts, des valeurs et des visions politiques entre les deux parties. L’étude des divers aspects cristallisant leurs rapports, en mettant en lumière les développements récents, les obstacles persistants et les perspectives d’avenir, nous permet de mieux comprendre les enjeux et les implications de cette association dans toute la richesse de sa nuance.


Par Mai-Ly Saulnier et Monica Zuccaro


erdogan et leyes


Début octobre 2023, Recep Tayyip Erdoğan, président de la République de Turquie, déclare que “La Turquie n’attend plus rien de l’Union européenne qui nous a fait patienter à sa porte depuis soixante ans”, avant d’ajouter : “Nous avons tenu toutes les promesses que nous avons faites à l’Union européenne, mais eux, ils n’ont tenu presque aucune des leurs”. Le 8 novembre 2023, la Commission européenne publie son rapport annuel sur l’élargissement, particulièrement attendu. Son “Paquet d’Élargissement” examine chaque année les avancées réalisées, les défis rencontrés et formule des propositions pour l’avenir des pays candidats (actuels et potentiels) à l’adhésion. En 2023, ce paquet, d’environ 1500 pages, évalue les performances de dix d’entre eux. Néanmoins, si elle donne son feu vert à certains pays, comme l’Ukraine et la Moldavie, la Turquie demeure au point mort.


“Nous avons tenu toutes les promesses que nous avons faites à l’Union européenne, mais eux, ils n’ont tenu presque aucune des leurs”. Recep Tayyip Erdoğan

Observant un rythme particulièrement soutenu grâce à une procédure accélérée, l’Ukraine et la Moldavie franchissent les étapes de l’adhésion à l’Union européenne à une vitesse remarquable, les dirigeants européens saluant sans retenue leur volonté de répondre aux multiples exigences de réformes qui leur ont été présentées, tandis que la Turquie assure quant à elle qu’elle ne “tolérera pas de nouvelles exigences ou conditions au processus d’adhésion”. Cette conduite explique en partie la manière dont sa position de candidate perpétuelle est examinée dans un rapport de 141 pages publié en conjonction avec le paquet d’élargissement, qui, bien qu’il reconnaisse que “La Turquie reste un partenaire clé pour l’Union européenne et un pays candidat”, met en avant le constat selon lequel “Le pays n’a pas inversé la tendance négative consistant à s’éloigner de l’Union européenne et il n’a poursuivi les réformes liées à l’adhésion que de manière limitée”, et souligne l’impérativité de “prendre des mesures décisives”.


Si l’intégration à l’Union européenne repose plus que jamais sur des critères de mérite, les mentions relatives à la Turquie témoignent de manière révélatrice de son manque de progrès, réel ou perçu dans ce domaine. Elle n’a complété que deux des trois phases de la procédure d’adhésion, en ce qu’elle est se trouve encore dans la phase de négociations. De plus, sur un total de trente-cinq chapitres de négociations, seize ont simplement été ouverts, et seul un a été clôturé ; une position qui la place manifestement à l’opposé des cas ukrainiens et moldaves, dont l’entrée risque de l’éloigner encore davantage des rivages européens. Nacho Sanchez Amor, rapporteur du dossier turc au Parlement européen, livre alors son abattement : “Il y a un « découragement » vis-à-vis de la Turquie en Europe”, “Nous sommes fatigués de maintenir le processus d’adhésion en vie quand apparemment il n’y a pas de véritable volonté politique de l’autre partie pour avancer sur la voie démocratique”.


Candidate officielle depuis 1999, la Turquie, dont les négociations d’adhésion sont expressément gelées depuis 2018, compte sur des réponses de la part de l’exécutif européen. Ce dernier, à son tour, a de nombreuses requêtes pour le pays, toujours en attente d’être satisfaites. Quid de la “question turque” dans l’horizon de l’Union européenne ? Afin d’appréhender les enjeux de ce statut, il nous faut revenir sur les jalons historiques de cette relation mouvementée.



La Turquie s’approche à l’Ouest


Après la chute de l'Empire Ottoman, la Turquie a mis en œuvre des politiques radicales visant à se rapprocher culturellement et politiquement de l'Occident grâce à Mustafa Kemal Atatürk, général, fondateur et premier président de la République turque. Son rêve était de construire une Turquie moderne et laïque en regardant les États européens. Par conséquent, il a adopté des reformes en visant de moderniser le système éducatif et juridique, en promouvant, en autre, l'émancipation des femmes, qui pouvaient exercer leur droit de vote en 1934, et l’adoption de l’alphabet latin.


Les reformes avaient apporté des résultats. En 1949 la Turquie était une des première États membre du conseil d’Europe et puis, en 1952, elle devenait membre de l’OTAN. En plus, ce changement culturel a permis à la Turquie d'obtenir en 1963 le statut de membre associé de la récemment nés Communauté économique européenne (CEE), qu'elle avait demandé en 1959. Le pacte a pris le nom de « accords d’Ankara » et il prévoyait la construction progressive de l’Union Douanière pour améliorer les relations économiques et commerciales. 


Le premier obstacle à ce processus est apparu en 1974, lorsque l'armée turque a envahi la partie nord de Chypre à la suite d'un coup d'État perpétré par la junte militaire grecque. La division de l’ile à cause du conflit joua (et joues toujours) un rôle clé dans les possibilités d’adhésion de la Turquie à l’UE. Néanmoins, le pacte d'association a ouvert la voie à l'adhésion d'Ankara à la CEE, qui a présenté une demande officielle d'adhésion en 1987 et était considérée comme candidate seulement en 1999 en raison de profondes divergences économiques, politiques et culturelles avec ses membres. À la fin des années ’80 le PIB par habitant Turque était de $1,700 contre $16,000 en l'Allemagne et en France.

Ce qui a donc retardé la demande de la Turquie, c'etait l'énorme fossé économique, associé à la situation géopolitique de l'Europe (le collapse de l'union sovietique et la réunification de l'Allemagne) et à la persistance de faibles relations avec Chypre et la Grèce.


Des nouvelles tensions ont émergé en 2004, losque l’UE a accueilli 10 nouveaux membres (Chypre, Estonie, Lettonie, Lituanie, Malthe, Pologne, République Tchèque, Slovaquie et la Hongrie) dans l’Union qui avait déposé la demande d’adhésion après la Turquie, même si le processus d'adhésion de cet État n'avait pas encore commencé. Pour Ankara s’agissait d’un affront, compte tenu des améliorations apportées pendant les années. En fin, en 2005 le cadre pour les négociations a été défini. Néanmoins, malgré la croissance du PIB par habitant ( du $3,100 en 2001 au $10,615 en 2010) et l'amélioration des infrastructures dans les années 2000, les résultats enregistrés par la Turquie n'ont pas été suffisants pour que le pays soit admis dans l'UE.En plus, à la suite du coup d'État de 2016, les négociations pendant les années suivantes se sont enlisées et aucun progrès significatif n'a été réalisé depuis lors.


Au même moment, Recep Tayyip Erdoğan semble accorder crédit à cette perspective, en ce qu’il annonce péremptoirement : “Si nécessaire, nos routes se sépareront avec l’Union européenne [...] L’Union européenne cherche à s’éloigner de la Turquie. Nous conduirons notre propre évaluation de la situation et nous aussi nous pourrions prendre une autre direction”, avant de rétracter, un mois plus tard, ses propos incisifs : “Si l’Union européenne a l’intention de mettre fin au processus d’adhésion qui n’existe que sur le papier, ce sera leur décision.” Conséquemment, la Turquie présente une position fluctuante quant à la poursuite de sa candidature, oscillant entre une volonté de persévérer dans son engagement et une inclination à l’abandonner complètement.


De son côté, l’Union européenne exprime principalement sa position à travers un silence éloquent qui, de par sa persistance, est difficile à négliger, évitant généralement d’aborder la question de front. Au terme du sommet de l’OTAN les 11 et 12 juillet 2023, Charles Michel, président du Conseil européen, fait pourtant la promesse sur le réseau social X (anciennement Twitter) d’explorer “Les opportunités pour que notre coopération redevienne importante et pour redynamiser nos relations”, après que la Turquie ait bloqué la candidature de la Suède à l’OTAN, déclarant, accompagnée d’un sentiment de chantage perçu non sans réticence par les européens : “Ouvrez d’abord la voie à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne et, ensuite, nous ouvrirons la voie à la Suède.”


En associant ces deux problématiques en apparence distinctes, la Turquie parvient à accélérer la réévaluation de sa situation, faisant progresser considérablement son agenda européen. Si cette initiative semble donc avoir produit les résultats escomptés, elle est accueillie avec contentement au sein du pays, mais perçue différemment par les médias. Un journal islamo-nationaliste, Yeni Safak, titre par exemple : “Adieu à l’UE : Inshallah”, affirmant que “La Turquie n’a pas besoin de l’Union Européenne, ni de ses leçons et de ses admonestations méprisantes”, et que “Rompre avec l’Union européenne est un rêve, la coupure de ces liens qui permettrait un sursaut de confiance en soi de notre nation”. Malgré l’émergence de nouvelles propositions couvrant divers domaines tels que l’union douanière, la migration, le régime des visas, l’énergie et le climat, les deux parties se considèrent finalement lésées. 


En outre, au sein de l’appareil exécutif européen, de nombreuses interrogations émergent et les sentiments d’incertitude grandissent à cet égard au fur et à mesure que ce flou bilatéral perdure. Ainsi, en novembre 2023, un responsable européen, dont le témoignage est conditionné à la garantie de son anonymat, confie ses doutes à la presse : “L’adhésion de l’Ukraine transformera fondamentalement l’Union européenne, et il lui sera pratiquement impossible d’accueillir un nouvel État membre tel que la Turquie.” Tous les yeux sont dès lors rivés sur les deux parties : quelle qu’en soit l’issue, il faut mettre un terme à cette situation, qui dure depuis trop longtemps déjà. Une telle conjecture paraît être dans une impasse dont il est difficile, voire impossible de sortir : la Turquie refusant catégoriquement tout nouvel effort, l’Union européenne posant une liste de conditions absolues ; il s’avère en définitive que la “question turque” pourrait se solder par un point final, et que l’horizon européen se fasse sans elle.


Alors que la Turquie s’engage de plus en plus au sein d’une orientation nationaliste intransigeante, marquant ainsi un contraste saisissant avec son désir persistant de s’engager dans le processus d’élargissement de l’Union européenne, il est notable que ces deux acteurs évoluent résolument dans des directions divergentes. Bien que leurs trajectoires semblent avoir momentanément convergé, il point de plus en plus évidemment qu’elles se dirigent finalement vers des destins distincts. À l’issue de ces considérations, une consigne demeure prégnante, émanant des deux camps : l’attente. La Turquie se languit du déblocage des pourparlers, tandis que l’Union européenne espère des réformes substantielles nécessaires à cette relance ; toutefois, la question de la durée de cette attente demeure en suspens.


En effet, si la Turquie se présente disposée à patienter aussi longtemps que nécessaire pour voir son adhésion se concrétiser un jour, il est pertinent de s’interroger sur la disposition de l’Union européenne à exercer la même patience à son égard. À un moment où elle connaît une période de croissance et est en phase d’expansion, l’Union se trouve au seuil d’une nouvelle ère européenne. Au cœur de revendications, de métamorphoses et de progrès, se pose la question de savoir si elle souhaite intégrer les vestiges d’un passé conflictuel dans sa quête d’une nouvelle identité, en leur offrant une interprétation nouvelle, ou bien tourner définitivement la page sur cette période peu glorieuse de son histoire.


Ultimement, il en résulte que cette relation n’est pas parfaitement équilibrée, dans la mesure où la Turquie manifeste un désir plus prononcé pour cette coopération que son homologue ; et si Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, affirme que dans le processus d’élargissement, “Nous sommes tous gagnants”, dans l’éventualité d’un échec final de son processus d’adhésion, la Turquie serait à plus forte raison la grande perdante. Partant, si elle aspire réellement à participer à la construction de l’avenir européen, et à l’aventure que celui-ci nourrit, elle devra se montrer capable de faire la démonstration de son engagement tangiblement et surtout promptement. Sans quoi, elle pourrait manquer cette opportunité de façon irrémédiable, restant à jamais en marge d’une Europe qu’elle aura sincèrement convoitée, mais jamais pleinement intégrée.



Le futur de la question turque


Pour le moment, les relations entre la Turquie et l’Union européenne reposent principalement sur un système de réciprocité équitable, et si cette dynamique ne connaît pas d’amélioration, elles risquent de demeurer limitées à des partenariats commerciaux cordiaux, ce qui n’est pleinement satisfaisant pour aucune des deux. De surcroît, selon Olivér Várhelyi, commissaire européen à l’Élargissement, malgré des perspectives divergentes sur de nombreux sujets, il existe entre elles davantage de points de convergence que de divergence. Ainsi, il est évident que l’objectif n’est pas d’intégrer la Turquie telle qu’elle est actuellement dans l’Europe, mais de l’encourager à poursuivre ses efforts de transformation et à prouver sa compatibilité. Bien que le chemin à parcourir soit long et ardu, dès lors que la Turquie répond aux normes européennes et respecte pleinement ses valeurs, toutes choses égales par ailleurs, il serait contre-productif de lui refuser cette opportunité.

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